vendredi 21 octobre 2011

Les samouraï du houblon


J'ai attendu d'avoir un peu de bouteille avant de parler de ce sujet fort intéressant qu'est sortir au Japon.

Eh oui, que fait la jeunesse tokyoïte les soirs du week-end ou de la semaine ? Elle sort se faire une bouffe au sushi-bar du coin ? Elle sirote une bouteille de saké au bord des douves du Palais impérial sous les cerisiers en fleurs ? Elle part se déhancher sur de la J-pop dans les boîtes de nuit tenues par des yakuza, avec des samouraï comme videurs ?

Que nenni. Elle va se murger la gueule.

Etudiant lambda un vendredi soir

Quelques petites précisions avant d'aller plus loin.

1. La plupart des alcools sont vendus à un prix hallucinant au Japon.

Cela concerne tout particulièrement la bière : si on veut de la vraie bière, il faut être prêt à allonger autour de 300 yens (3€) pour une canette de 33 cL. Et plus encore si on veut de la bière d'importation. C'est sans doute à cause de ça qu'une autre catégorie de bière, nommée namabiiru (生ビ-ル) et brassée par les mêmes compagnies se vend partout pour deux fois moins cher. Pour faire simple, c'est de la bière filtrée mais non-pasteurisée qui est censée avoir un goût plus frais et se conserver moins longtemps. C'est un juste équivalent des bières de luxe française qui ne sont bonnes qu'à décaper les chiottes mais qu'on boit par habitude ou parce que c'est bon marché. Toujours est-il que la namabiiru semble être la boisson la plus populaire chez les jeunes japonais.

Après, on trouve en vrac tous les alcools asiatiques qui ne sont pas très très chers, au même titre que le whisky (je n'ai toujours pas compris pourquoi). On a bien sûr du Nihonshu (ce qu'on désigne par saké en Occident) qui se décline comme les vins français en infinité de labels, mais aussi du Shôchû (de la liqueur de riz autour de 25%-35%), de l'Umeshu (alcool de prune très sucré qui se boit on the rocks ou avec du soda), du Soju (alcool de riz coréen qui a le même goût que la vodka mais qui est à 20%), etc... On les boit d'habitude posé dans des izakayas (bars japonais) normaux, pas tellement pour les grosses orgies. A noter que les demoiselles prisent tout particulièrement un cocktail nommé Kashisuorenji qui, comme son nom l'indique, est à base de crème de cassis et de jus d'orange. A essayer.

En revanche, mes chers adeptes du jus de raisin, ce n'est pas la peine de chercher du vin ici. Même pas en rêve. La piquette vendue au Franprix du coin pour 0.75 € (typiquement le Grappe-vin ou la Cuvée du patron) se négocie autour de 500 yens (5€) ici. Tenez-le pour dit.

2. Le groupe étudié n'est pas une équipe de baltringues.

Outre son excellence académique et son rayonnement sans pareil dans l'archipel ("Perle des universités privées" selon mon dico électronique), Waseda a une autre particularité qui fait sa renommée. La réputation d'une université d'alcoolos.

J'ai déjà dû vous en parler, Waseda est l'université avec le plus grand nombre de clubs et de cercles du Japon. Clubs dont l'intégration est incontournable si on espère avoir une vie sociale. Clubs avec lesquels ont sort souvent. Clubs avec lesquels on va boire tout le temps. On appelle ce rituel nomikai (飲み会, littéralement "rencontre pour boire").

Le déroulement est simple. Tout d'abord, on se rassemble devant la station Takadanobaba avant de partir en groupe pour un izakaya du coin, qu'on soit 5 ou 50. On fourre ses chaussures dans un casier ou un sac plastique, on prend ses aises dans une pièces aux dimensions convenables et on lance la première commande de bière. Dès lors et pendant deux heures, c'est boisson et souvent bouffe à volonté. On entre dans la véritable socialisation japonaise avec discussions enflammées, jeux d'alcool plus ou moins salauds et désinhibition totale sur fond de course à qui descend le plus de verres. La petite japonaise timide et réservée peut se changer en incroyable chagasse en l'espace de quelques culs secs.

Une fois mis à la porte par les tenanciers, on se divise en plusieurs groupes envahissant les combini (supérette ouverte 24/24) pour racheter des munitions puis on part à la recherche d'un bon coin pour une after. L'option la plus pratique est de partir hanter le parc Toyama voisin, espace immense de verdure nous ouvrant grand les bras. On continue la soirée là-bas jusqu'à ce qu'un évènement extérieur (la police par exemple) vienne nous disperser. Le tout se termine sur le coup de minuit à Takadanobaba, où les gens bourrés dorment par terre ou vomissent sans la délicatesse occidentale de gerber dans les toilettes ou un coin hors des regards (les Japonais nous trouvent vachement classes pour ça d'ailleurs), puis on prend le dernier métro pour rentrer chez soi. Et se remettre.

Début de nomikai à 100 convives. Il a vite dégénéré en discours des uns et des autres appelés à faire des culs secs de bouteilles de bière ; chaque victime désignant la personne suivante, c'est un très bon moyen de régler les vendettas personnelles.


Minuit ? Oui, j'ai bien écrit minuit. Les soirées commencent extrêmement tôt au Japon, autour de 17h30-18h, ce qui n'a pas manqué de m'étonner en arrivant. Mais le soleil se couchant vers 17h, on est tout autant en pleine nuit et on se sent comme à 21h de l'autre côté du globe. C'est plutôt cocasse de réaliser qu'on est bourré à 19h alors que la nuit ne fait que commencer. L'avantage de ce système, c'est que les soirées finissent tôt et permettent de se réveiller en bon état le lendemain, qu'on ait cours ou non. Il faudrait en prendre note pour Paris.

On dit souvent que les Japonais ne tiennent pas l'alcool. C'est bien souvent vrai, et pas seulement parce qu'il leur manque un gène codant pour une enzyme rendant l'alcool tolérable pour l'organisme. Ils ont une expérience différente de l'alcool qu'en France ou ailleurs en Europe. Dans un pays où l'âge légal de consommation d'alcool est à 20 ans, les jeunes japonais n'ont jamais bu plus d'une goutte avant la séparation d'avec les parents. Les premières expériences se font donc lors de l'entrée à l'université, versant directement dans le binge drinking sans conscience de ses propres limites. C'est assez drôle de voir les Japonais faire à 18-19 ans les mêmes erreurs que les Français à 14-16 ans.

Cette culture particulière de l'alcool se poursuit dans la vie professionnelle. Il n'est pas rare qu'après une journée harassante au boulot, les salary men partent en groupe à l'izakaya du coin pour se faire une petite bouffe mais surtout, surtout boire des bières. On pourrait penser que c'est le moment où les barrières hiérarchiques se brisent ; bien au contraire, elles sont plus présentes que jamais. On touche ici aux usages de la boisson, qui sont les suivants :
  • On ne se ressert jamais à boire. Lorsque son verre est vide, on ressert un autre convive (idéalement un sempai, ie un aîné ou un supérieur hiérarchique) qui à son tour remplira l'autre verre.
  • Lorsqu'on se fait servir, il est de bon ton de tenir le verre avec une main et d'en soutenir le fond avec le bout des doigts de l'autre main. De même, lorsque l'on sert, il faut s'assurer de présenter l'étiquette de la bouteille au convive auquel on verse l'alcool.
  • On ne refuse rien au sempai. Si le sempai veut te faire boire, tu bois.

En clair, la finalité de l'alcool est différente entre l'Occident et le pays du Soleil Levant. En France, c'est en premier lieu un moyen de socialisation : on va boire avec des amis pour se retrouver, fête la fête et passer un bon moment. Boire seul fait alcoolique. Au Japon, l'alcool suit une logique différente : on va boire pour se foutre une mine, mais on le fait en groupe.


Salaryman lambda le samedi soir

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