vendredi 20 janvier 2012

Le Nouvel An japonais : quand la tradition réinvente la modernité


Je vous ai parlé du Noël d'ici et de ses grandes différences avec l'Occident - bien qu'il en soit entièrement inspiré. Il y a une raison pour laquelle Noël soit relativement peu fêté et qu'il ne se soit pas vraiment ancré dans les familles : il est entièrement phagocyté par le Nouvel An japonais. Toi qui voulais fêter le changement d'année dans une folle rave party au fond d'une cave avec travestis et feux d'artifice, reprends ton chemin (ou file au Kabuki-chô de Shinjuku) car ici la nouvelle année rime avec tradition et retrouvailles familiales.

Le shimekazari, l'une des décorations traditionnelles du Nouvel An

Respectueux et poli, voilà ce qu’est l’image d’Epinal qu’on a du Japonais typique. Si quelques soirées bien arrosées suffisent à démonter ce préjugé, ces qualités supposées reviennent à la charge en fin d’année. Durant l’ère Edo (1603-1868), les simples gens visitaient leurs bienfaiteurs plus aisés pour les remercier de leur bienveillance et souhaiter qu’ils restent en bons termes pour l’année à venir. De même, c’était à la fin de l’année que l’on réglait ses créances accumulées depuis le mois de juin – les marchands n’étant généralement pas payés au moment de la vente – ce qui donnait à la classe commerçante une bonne raison de faire la fête. Si cette dernière tradition persiste sans doute sous forme de trace dans un quelconque Code du Commerce, la première s’est transformée sous la modernisation et le déplacement croissant de la population en échange de cartes de vœux.

Oui, vous savez, ce petit mot gribouillé à la hâte qu’on envoie en urgence le 29 décembre en priant pour qu’il arrive à destination avant février. Si la tradition a plus ou moins disparu en France, elle est essentielle au Japon et si je n’ai pas trouvé les chiffres de vente exacts, sachez que 3.665.776.000 cartes ont été émises cette année, et si on multiplie le tout par les 50 yen que coûte l’unité, on se retrouve avec un potentiel de 183.288.800.000 yen (soit 1.832.888.000 euros) et donc une source importante de revenus pour la Poste japonaise. Si certains jeunes font leurs rebelles en fanfaronnant qu’ils n’enverront pas de cartes cette année, ils finissent quand même à signer leur paquet de 50 cartes dans le train ou en cours pour les envoyer à temps. Car figurez-vous que pendant tout le mois de décembre, la Poste met en place son service spécial de fin d’année qui, pour toute carte bien référencée et envoyée avant le 24 décembre, GARANTIT la livraison le 1er janvier au matin de bonne heure. C’est à cette période-là qu’on hallucine devant la boîte aux lettres rouge de la Poste, l’ouverture habituellement réservée au courrier international s’étant transformée en une fente spéciale cartes de vœux.

Quand les boîtes aux lettres nous mettent des feintes...

Mais qu’ont-elles donc de si spécial, ces cartes ? Tout d’abord, elles sont rouges (mais ça ne se voit pas sur les images). Ensuite, elles sont imprimées d’une formule de politesse alambiquée toute faite et illustrées de l’animal du zodiaque chinois correspondant à l’année à venir – sauf si on veut faire original et envoyer une photo de sa famille avec un cadre Pikachu. 2012 étant l’année du Dragon, on a eu droit à des cartes de vœux particulièrement stylées.



Etre un dragon n'empêche pas d'être kawaii

Mais pourquoi envoyer des cartes de vœux ? Pour se rappeler au bon souvenir de ses connaissances, donner de rapides nouvelles, signaler un changement d’adresse – le recto de la carte étant entièrement occupé par l’adresse du destinataire…comme de l’expéditeur – ou encore inviter à faire la fête. Notons aussi que la Poste a mis en place après-guerre un système de tombola avec le numéro de série de la carte envoyée, ce qui donne la chance de gagner des premiers prix fort intéressants comme des voitures, des écrans plats, des voyages, etc... juste en envoyant un petit mot pour souhaiter la bonne année. Le succès des cartes de voeux n'en a été que renforcé et tout le monde se frotte les mains. Mais attention ! Même si toutes les cartes de vœux n’ont pas des accents de samba, sachez faire preuve de prudence quand vous recevez ce genre de courrier :


La carte est sobre. Et bleue. Ce n’est pas choisi par hasard, car il s’agit d’un avis de décès. Envoyée à toutes ses connaissances fin novembre, elle signifie qu’il y a eu un mort dans la famille et appelle à ne pas envoyer de cartes de vœux cette année. Deuil oblige.

Pour ceux qui n’ont perdu personne, la fin d’année rime avec les très nombreuses fêtes de fin d’année, alias bônenkai (忘年会), ce qui veut littéralement dire « rencontre pour oublier l’année ». L’expression est aussi limpide qu’un verre de saké. J’ai vu un peu plus de gens bourrés que d’habitude autour de la gare de Takadanobaba tandis que plusieurs panneaux et affichettes autour des portiques étaient liés d’une façon ou d’une autre à l’ivresse, et si ce n’est à sa prévention – rappelons à toutes fins utiles qu’il n’y a pas de répréhension morale de l’ivresse ici –, à son accompagnement. Les bônenkai étant très populaires, chacun fête autant de fois la fin d’année qu’il a de groupes sociaux. C’est ainsi que je suis allé me faire un menu sukiyaki & shabushabu à volonté avec le club de karaté, ce qui a été l’une des meilleurs occasions de manger de la viande et des légumes en grandes quantités dans ce coin du monde. Et avec la délicieuse sauce au sésame, s’il vous plaît ! D’autres se portent plutôt sur le nomikai et finissent 2011 dans une mare de nama-biiru – mais on se rapproche de Niji no Kai, et nous allons y revenir dans un instant.

Exemple de bônenkai bien commencé entre collègues de bureau

Les jours passent et la pression monte. Le 29 décembre, les boutiques et musées ferment les uns après les autres pour l’une des seules périodes de congés de l’année alors que chacun se carapate chez soi pour les VRAIS préparatifs du Nouvel An. Les trains sont bondés, Tokyo se dépeuple et les maisons de province se remplissent de monde venu se retrouver en famille. C’est l’heure du grand ménage de fin d’année pour chasser les restes de 2011 et faire place nette à 2012, le tout sur fond de purification shintô. On fait partout fleurir des décorations traditionnelles qui ont un sens plus profond que les guirlandes de Noël, et c'est à ce moment qu'on se rend compte que le Nouvel An est vraiment une fête (aux racines) religieuse(s).

Kadomatsu, décoration a mettre devant sa porte pour servir de résidence temporaire aux kami venus se joindre à la fête. Se retrouve devant les maisons comme les grands magasins.

Kagami mochi, offrande aux kami composé de deux mochi (voir plus bas) surmontés d'une orange amère. Grand symbole du Nouvel an.

Puis toute la famille met la main à la pâte pour cuisiner les plats du Nouvel An, qui ont cela de particulier qu’ils reposent sur des jeux de mots, des homophonies et autres analogies. Par exemple, ils mangent de loooongues nouilles soba dont la longueur est gage de longue vie, et il y avait une histoire de fèves dont on mangeait un certain nombre pour avoir la prospérité – le tout reposant sur un calembour dont je ne me souviens malheureusement plus. Fail.

La nuit s'avance, minuit approche. C'est l'heure de quitter la maison pour se rendre au temple et se joindre à la foule pour faire le grand compte-à-rebours. Rejoignant les gens de Niji no Kai, je suis allé au temple le plus populaire de Tokyo pour assister au changement d'année : le grand temple Zôjô-ji situé à deux pas de la Tour de Tokyo. J'ai été averti qu'il y aura du monde, mais là c'était plus que furieux. La preuve en photos :

Le temple vu d'en haut

Le même temple vu d'en bas, aussi bondé que le train en heure de pointe

5, 4, 3, 2, 1... HAPPY NEW YEAR ! Les projecteurs s'allument alors que tout le monde ouvre ses mains, faisant un énorme lâcher de ballons dans le ciel tokyoïte. C'est la folie, tout le monde crie, les étrangers balancent des "joyeuse année !" en pagaille, et le compteur sur la tour de Tokyo passe de 2011 à 2012. Au-dessus de nos têtes, c'est un ballet de méduses qui se fondent dans la nuit.

Atmosphère de l'an dernier, répétée à l'identique pour 2012.

Depuis la foule, ben... c'est l'Illumination.

On applaudit, on se serre dans les bras, puis on se fait emporter par la foule. J'ai eu la chance d'arriver jusqu'au portillon d'entrée du temple, mais le reflux de plusieurs milliers de personnes m'a baladé comme un fétu de paille. Et c'est dans cette joyeuse pagaille que je retrouve complètement par hasard Pierre, autre étudiant d'échange de Sciences-Po mais à Sophia University, une bière à la main, qui me souhaite le premier la bonne année, et deux minutes plus tard je tombe sur le groupe d'amis d'Allison à Tôdai (mais sans Allison), ce qui fait quand même deux rencontres incroyables parmi la foule en délire.

Pourquoi les gens étaient si pressés de ressortir ? Sans doute pour goûter au premier verre d'alcool de l'année, de l'amazake sucré fait à partir de riz et vendu pour une bouchée de pain dans la rue par les commerçants tout sourire. De mon côté, j'ai retraversé la ville avec Niji pour se faire un dernier bônenkai jusqu'au petit matin, ce qui a été encore une fois un joyeux foutoir bien que la fatigue ait emporté quelques âmes en chemin. Les plus courageux ont tenu jusqu'au lever du soleil, suivant la croyance populaire qu'assister à la première aube de l'année porte chance pour tout l'an.


Hatsuhinode (初日の出), premier lever de soleil de 2012 sur Tokyo...


Le réveillon est passé, on remballe tout ? Certainement pas ! Le Nouvel an japonais dure encore bien plus longtemps. Pour ce qui est du Premier de l'An, on ne fait rien. Absolument que dalle qui ressemble à du travail. Shabbat total. Rien que faire à manger étant prohibé, on ressort les restes ou bien les ensembles de bentô sucrés vendus rien que pour l'occasion qu'on a achetés à l'avance.

De fait, toute une panoplie de jeux traditionnels du Nouvel an est présente au Japon, que ce soient des éléments bien connus de l'Occident comme les toupies ou les cerfs-volants, ou bien d'autres qu'on peut très facilement comprendre tant ils ressemblent à ce qu'on a chez nous. Il en est ainsi du fukuwarai (福笑い littéralement "rire de la bonne fortune"), où le but est de créer un visage en apposant successivement yeux, bouche, nez et autres sourcils - mais le tout les yeux bandés -, ou du menko, à mi-chemin entre le jeu de cartes et les pogs, où les joueurs possèdent de petites cartes à l'effigie de samouraï ou de personnage d'animé et s'affrontent pour gagner la carte adverse. Si on réussit à retourner la carte de l'adversaire en jetant sa propre carte dessus, comptant sur une bourrasque ou autre effet divin, on la gagne à l'instar des billes de notre enfance. Il y a aussi le hanetsuki, sorte de badminton japonais qui se joue avec des raquettes en bois dont le verso est à l'effigie d'un personnage traditionnel ou, ici encore, de personnages de manga. Il est plutôt émouvant de se dire que tous ces jeux remontent à l'ère Edo, ou plus vieux encore, à l'ère Heian (794-1192) où ils étaient joués par les enfants de la noblesse. Si un lettré du XVe siècle se ramenait et voyait tous les petits japonais y jouer, que penserait-il ? Ou que ces jeux se sont popularisés, ou que nous sommes tous devenus de petits nobles à ses yeux, sans doute.

Partie de hanetsuki à la fin du XIXe siècle selon Hikanobu.

Autre possibilité pour passer le Nouvel an : regarder la télé pendant trois jours. Je ne déconne pas, je connais des gens qui n'ont pas décroché pendant toute cette période. Il faut dire que le programme est bien fourni, entre les rétrospectives annuelles touchant tout et n'importe quoi, les (très) nombreuses émissions de variétés où des équipes de chanteurs s'affrontent sur des tubes éternels, et puis Hakone Ekiden. Ce n'est pas un artiste ou un présentateur-vedette, mais une course de relai célébrissime qui se déroule chaque année les 2 et 3 janvier depuis 1920. Faisant participer 20 équipes des plus grandes universités du Kantô, elle relie Tokyo à Hakone (environ 108 km) pour une course aller-retour sur deux jours qui fait tenir en haleine des millions de téléspectateurs. Ne croyez pas que c'est une petite course de rien de tout : il s'agit d'un des évènements sportifs majeurs du Japon où chaque coureur ne fait pas moins qu'un demi-marathon à tour de rôle avant de passer le relai, et ce à un niveau olympique. Comme chaque évènement d'envergure, Hakone Ekiden a son lot de critiques et de polémiques, avec en vrac l'interdiction faites aux femmes de participer toujours en vigueur, la participation plus que régulée des étudiants d'échange, la pression psychologique faite sur les coureurs et j'en passe. Toujours est-il que j'ai fait un exposé dessus, mais j'ai fini par ne même pas regarder la course...

Il y a une bonne raison à cela : Julien, autre ami de Sciences-Po en troisième année, est venu de Corée pour me rendre une petite visite. C'est ensemble qu'on a fait deux autres activités des plus japonaises et des plus traditionnelles au Nouvel an. Tout d'abord, manger du mochi. Il s'agit d'une sorte de pâtisserie de riz un peu gélatineuse (on appelle d'ailleurs cette texture mochimochi en japonais) qui peut se manger soit grillée soit crue. C'est avec cette dernière forme de mochi que de nombreuses personnes âgées meurent étouffées chaque année, ce qui serait terrible si ça ne me semblait pas comique. Et c'est bien du mochi cru, et je dirais même plus tout juste préparé, et encore plus par nous-mêmes préparé que nous avons pu déguster. Un évènement de Niji no Kai nous a ainsi permis de nous adonner au mochitsuki (餅つき avec le つき de "piler") qui, comme son nom le suggère, consiste à piler virilement du riz gluant avec de grands pilons de bois pour en faire du mochi. On a pu confirmer l'adage : "C'est meilleur quand c'est frais".

Première étape : malaxer le riz gluant et l'eau chaude

Deuxième étape : le pilonner avec toute sa force de Coréen.

Selon la légende, la Lune serait habitée par des lapins faisant du mochi...

Ensuite, on est allés au sanctuaire. Disons plutôt qu'on a suivi la coutume sans le savoir vu que c'est sur place que je me suis rendu compte que la moitié de Tokyo avait eu la même idée, et c'est dans une foule compacte qu'on s'est rendus successivement au sanctuaire Meiji et au temple Sensô-ji d'Asakusa. Les deux plans les plus suicidaires pour les agoraphobes, vu que ce sont les deux sanctuaires les plus courus de la ville...

Il est en effet dans l'usage de se rendre au temple (bouddhiste) ou au sanctuaire (shintoïste) pour prier pour la bonne année et tirer son oracle. Mais ce n'est pas tout : les gens rapportent également les porte-bonheurs achetés l'année passée et en achètent de nouveaux pour les protéger du mauvais sort. Cela s'adresse particulièrement aux victimes du calendrier : chaque année sont révélées des années néfastes de naissances - qui pour une raison étrange ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes - qui appellent à des portes-bonheurs pour être contrées. Amis de 1991, hommes et femmes, soyez sans crainte : nous sommes à l'abri du danger cette année. Pour les autres, je prends les commandes de talismans.

Foule se rendant au temple Sensô-ji à travers boutiques et vendeurs d'amazake


Vente de flèches porte-bonheur à un sanctuaire shinto

Que font les temples et sanctuaires de tous ces talismans caduques de l'an passé ? Ils les brûlent, tout comme la plupart des décorations de l'année nouvelle à l'instar des kadomatsu. C'est ainsi que s'achève le Nouvel An japonais, dans les flammes de la purification et la table rase pour un nouveau cycle de la vie. Ainsi va la voie des dieux, le shintô.


1 commentaire:

Jacques a dit…

Pour enchainer les bônenkai dans la meme nuit, j´espere au moins que le lever du soleil 2012 va te porter chance. Pour la lune peuplé de lapins blanc entrain de faire du riz ou produit derivé.. comment dire? WTF???